5.3 Histoire de la stratégie
Aujourd’hui, la stratégie d’entreprise est l’une des fonctions fondamentales de toute organisation. Il n’y a guère de grande entreprise dans laquelle on ne rencontre pas un département spécialisé dans la stratégie d’entreprise. D’ailleurs un certain nombre de conseils d’administration se réfèrent à des cabinets de conseil en stratégie pour les orienter.
Le management stratégique est une discipline encore jeune, avec une histoire de développement d’environ 50 ans. Si l’on considère le nombre d’universitaires qui sont aujourd’hui Le nombre de personnes qui s’en occupent dans le monde entier et le nombre de publications sur le sujet en font une histoire à succès
Le thème de la stratégie est probablement aussi vieux que l’humanité elle-même, car partout où il y a des conflits et des luttes de pouvoir et où des décisions doivent être prises, il y a un besoin de stratégies, au moins implicites, pour poursuivre le développement. Des penseurs pionniers tels que Sun Tzu, Macchiavelli ou von Clausewitz ont déjà traité de ce type de préoccupation.
Si on essaye de chercher racines institutionnelles du management stratégique, il faut probablement se rendre à la Harvard Business School. C’est là, qu’en 1911, l’administration de cette prestigieuse école a décidé d’intégrer des cours de stratégie d’entreprise, qui, jusqu’alors, étaient essentiellement orientés vers les fonctions.
Le cours de stratégie commerciale élaboré à cette fin a été couronné de succès et a été intégré au programme de nombreuses autres écoles de commerce, principalement aux Etats-Unis dans un premier temps puis progressivement un peu partout à travers le monde.
Il y a lieu de relever que dès lors que les travaux de Peter Drucker sur le management aient été considérés comme un domaine d’activité à part entière dans les années 1930 et 1940, cela a bien sûr indirectement favorisé le développement du management stratégique. Mais cela ne signifie pas pour autant qu’un domaine de recherche à part entière était né. Aucun conférencier spécialement formé n’a été nommé pour dispenser ces cours, qui étaient principalement assurés par des personnes ayant une grande expérience pratique.
Mais comment l’importance accordée au management stratégique a-t-elle évolué ?
La stratégie d’entreprise est apparue dans les années 60 aux Etats-Unis. Avant cette date, la stratégie était essentiellement une préoccupation militaire. L’étymologie même du mot stratège rappelle d’ailleurs ces origines guerrières : en grec ancien, stratos signifie « armée » et agos « je conduis ».
Le stratège, dans les cités grecques antiques, était un magistrat élu auquel étaient octroyés les pleins pouvoirs en cas de guerre. Périclès (-495, —429) a très certainement été le stratège athénien le plus talentueux. Or, si la stratégie d’entreprise est une discipline bien plus jeune que son ancêtre militaire, elle a connu en quarante ans un développement considérable.
5.3.1. Les origines militaires de la stratégie
L’histoire de la stratégie militaire est riche de plus de 2 500 ans d’écrits et de pratiques. On a d’ailleurs coutume de distinguer les stratèges, praticiens qui en tant que chefs militaires conçoivent effectivement les stratégies, et parmi lesquels on compte Hannibal, Jules César, Napoléon, Shaka, Mao Zedong ou Vô Nguyen Giap, et les stratégistes, théoriciens qui cherchent à tirer des enseignements de l’analyse des batailles, dont les plus célèbres sont certainement le Chinois Sun Tzu (Ve siècle avant J.-C.) et le Prussien Karl von Clausewitz (1780-1831).
Si votre ennemi est en sécurité sur tous les points, préparez-vous pour lui. S’il est en force supérieure, évitez-le. Si votre adversaire est capricieux, cherchez à l’irriter. Il prétend être faible, il pourrait grandir dans l’arrogance. S’il prend ses aises, ne lui donnez pas de repos. Si ses forces sont unies, séparez-les. Si le souverain et le sujet sont d’accord, mettez une division entre eux. Attaquez-le là où il n’est pas préparé, apparaissez là où vous n’êtes pas attendu.
Sun Tzu
Alors que la stratégie étudie la répartition des moyens et les mouvements de l’armée avant la guerre, la tactique se penche sur les mouvements effectués pendant le combat, sur le théâtre même des opérations. Si différentes écoles existent (chinoise, russe, fran¬çaise, allemande, américaine, etc.) les militaires s’accordent généralement pour dire qu’il existe quatre grands principes de stratégie :
- L’économie de moyens, c’est-à-dire la répartition réfléchie des moyens à l’endroit et au moment où ils seront efficaces.
- La rapidité, afin de prendre l’ennemi de cours.
- La disponibilité des moyens mis en jeux et des réserves, afin de saisir les opportunités.
- La motivation des troupes et des officiers.
On distingue par ailleurs trois niveaux dans la stratégie :
- La stratégie totale, détermination des besoins et allocation des moyens au niveau géopolitique. Les deux guerres mondiales et la guerre froide ont été les épisodes les plus évidents de ce type d’approche.
- La stratégie opérationnelle, qui correspond à la répartition des moyens entre les zones tactiques lors d’un conflit. La guerre du Golfe a illustré ce niveau d’opération.
- La stratégie fonctionnelle ou instrumentale, qui concerne la répartition des moyens entre les acteurs (armée de l’air, armée de terre, marine, renseignements, logistique, etc.)
Par ailleurs, les stratèges militaires modernes insistent sur la notion de liberté de mouvement. Selon eux, la stratégie consiste essentiellement, comme au jeu de go, à accroître sa propre liberté d’action tout en réduisant celle de l’ennemi. Comme l’a affirmé le général Beaufre, ancien chef d’état-major de l’armée française : « La stratégie consiste à atteindre le point décisif grâce à la liberté d’action obtenue par une bonne économie des forces. La lutte pour la liberté d’action est l’essence de la stratégie ».
5.3.2. Première époque de la stratégie d'entreprise (années 60)
La transplantation des concepts militaires à l’entreprise a été fortement facilitée par la reconversion de nombreux officiers de l’armée américaine dans les grands groupes comme General Electric, Ford, Boeing ou General Motors après la seconde guerre mondiale.
De plus, à partir des années 50, il est devenu clair que le paradigme de la production de masse de produits standardisés à l’extrême, qui avait fait la puissance de l’économie américaine depuis le début du siècle avait atteint ses limites.
Les consommateurs, encouragés par un pouvoir d’achat en forte progression, ont réclamé des offres plus individualisées, ce qui a poussé les entreprises à raffiner une approche qui jusque-là reposait quasi exclusivement sur la réduction des coûts de production.
Sur le plan opérationnel, ce passage d’une économie de production à une société de consommation a impliqué la mise au point d’une série de techniques permettant de comprendre et de stimuler les besoins des clients.
Ces techniques (études de marché, publicité, tests de produits, etc.) ont été rassemblées au sein d’une nouvelle discipline de gestion, le marketing. À un niveau plus global, cette complexification des facteurs de compétitivité a fortement attisé la concurrence entre les firmes, désormais conscientes que leur succès ne viendrait plus uniquement de leurs compétences industrielles.
PAROLES DE FEMMES
» Pour être irremplaçable, il faut toujours être différent. »
Coco Chanel, fondatrice de Chanel
Au fur et à mesure que les notions de batailles (concurrentielles), de conquêtes (de part de marché) et de guerres (de standards) se sont multipliées, il est devenu clair pour les managers que les entreprises pouvaient vraisemblablement transposer quelques-uns uns des concepts de la stratégie militaire.
On a ainsi rapidement identifié des correspondances entre la stratégie militaire et la stratégie d’entreprise :
- L’économie de moyens correspond à l’allocation optimale des ressources (rentabilité des investissements. productivité, etc._).
- La rapidité est assimilée à l’agilité des structures, à l’adaptabilité et à l’innovation.
- La disponibilité peut se mesurer par l’existence de liquidités permettant d’acquérir des ressources et compétences (trésorerie, capacité d’endettement).
- La motivation et la mobilisation des ressources humaines concernent tout autant les armées que les entreprises.
De même, les trois niveaux de stratégie ont trouvé leurs équivalents dans les entreprises :
- La stratégie totale des militaires correspond à la Corporate Strategy, également appelée Stratégie d’Entreprise. Elle concerne les décisions d’allocation de ressources entre les différentes activités de l’entreprise.
- La stratégie opérationnelle devient la Business Strategy, ou Stratégie d’activité, qui consiste à déterminer les conditions de succès de chacune des activités de l’entreprise au sein de leur propre environnement concurrentiel.
- La stratégie fonctionnelle correspond quant à elle à l’allocation des ressources entre les différentes fonctions de l’entreprise (finance, production, marketing, R&D, GRH, etc.) et à l’élaboration de leurs propres priorités.
Enfin, la tactique militaire correspond dans l’entreprise à la gestion et au management quotidien.
Il est intéressant de remarquer qu’alors que dans les années 60 des officiers venaient régulièrement participer aux cours de stratégie d’entreprise dans les business schools, ce sont aujourd’hui des professeurs de stratégie d’entreprise qui interviennent dans les académies militaires. Il est vrai que l’accumulation d’expérience est beaucoup plus rapide en stratégie d’entreprise qu’en stratégie militaire car – et c’est heureux – les conflits » y sont infiniment plus nombreux.
Au total, le premier modèle d’analyse stratégique d’entreprise n’est apparu qu’en 1965. Il s’agit du modèle LCAG, développé par Learned, Christensen, Andrews et Luth, tous professeurs à la Harvard Business School.
Ce modèle a jeté les fondements de la démarche d’analyse stratégique et il est encore à la base de bien des analyses aujourd’hui. Toujours en 1965, dans Corporate Strategy, Igor Ansoff a défini un modèle relativement similaire. Pourtant, à la fin des années 60, la stratégie était encore le domaine des analyses théoriques et des modèles universitaires.
PAROLES D’EXPERT
Le monde des affaires au plus haut niveau relève du sport de compétition ; c’est jouer une grande finale tous les jours. On comprend en le pratiquant que des adversaires valeureux vous permettent en fait de vous dépasser. Gérer cette pression est indispensable pour qui veut devenir leader mondial, et on ne peut pas la gérer sans anticipation constante des pratiques de ses concurrents actuels et futurs.
Aujourd’hui, une bonne stratégie peut être détruite par une mauvaise exécution, et une bonne stratégie doit s’appuyer sur les informations pertinentes. Par conséquent, les dirigeants doivent exceller dans trois domaines : la compréhension des marchés, la stratégie et l’exécution. En fait, ce n’est pas nouveau ; si l’on étudie bien César et Napoléon, il est fascinant de voir à quel point ils intégraient informations, stratégie et exécution ! M. Xavier FONTANET
Président-Directeur Général d’Essilor. Préface « Le grand livre de la stratégie. » Jean-Marie Ducreux, Rene Abate, Nicolas Kachaner. Editions Eyrolles.
5.3.3. Deuxième époque de la stratégie d'entreprise (années 70)
Avec les années 70, la stratégie est devenue plus opérationnelle, tout en restant encore très déterministe. Afin de pallier les défauts de mise en œuvre des modèles existants, Ansoff a introduit le concept de planification stratégique à la fin des années 60.
Cette démarche méthodique s’articule en trois étapes :
- Définition des objectifs par le Conseil d’Administration.
- Assignation des buts stratégiques par la Direction Générale, sur la base des expériences passées, à partir d’une analyse de type LCAG.
- Évaluation par les responsables opérationnels des ressources nécessaires à l’obtention de ces buts.
Dans le même temps, les cabinets de consultants (BCG, McKinsey, Arthur D. Little, etc.) ont développé des matrices d’optimisation de portefeuille d’activités. Ces outils concernent à la fois la Corporate et la Business Strategy, et utilisent comme préalable la définition des segments stratégiques. L’approche des consultants, dictée par la réponse pratique aux problèmes stratégiques de leurs clients, s’est inscrite dans une optique plus directement opérationnelle que les modèles universitaires.
5.3.4. Troisième époque de la stratégie d'entreprise (années 80)
Grâce à tous ces apports, la stratégie est devenue une démarche bien structurée, qui a permis d’aboutir à des mesures opérationnelles. Au milieu des années 70, Ansoff a proposé le concept de gestion stratégique, qui met l’accent sur l’articulation entre la formulation des objectifs stratégiques et leur déploiement. Il intègre notamment la technologie et les ressources humaines dans la réflexion stratégique.
En 1980, Michael Porter, professeur à la Harvard Business School, a élargi le champ de l’analyse stratégique avec son ouvrage Competitive Strategy (Analyse stratégique et concurrence), qu’il a complété en 1985 avec Competitive Advantage (L’avantage concurrentiel).
L’approche de Porter consiste à identifier les structures concurrentielles de chaque activité et à réagir en conséquence. Il a défini ainsi le modèle des 5 forces de la concurrence, identifié les stratégies génériques de domination, différenciation et focalisation et analysé l’avantage concurrentiel des entreprises au moyen de leur chaîne de valeur.
Selon Porter, l’avantage concurrentiel s’obtient par la maîtrise des forces sous-jacentes à l’industrie, qui déterminent les facteurs clef de succès.
Par ailleurs, au milieu des années 80, le BCG a proposé une seconde matrice qui distingue également des stratégies génériques en s’appuyant sur une typologie des systèmes concurrentiels.
5.3.5. Quatrième époque de la stratégie d'entreprise (années 90)
Dans les années 90, l’approche analytique de la démarche stratégique a été mise en cause par la turbulence environnementale et la crise économique. On s’oriente désormais vers des démarches moins systématiques, dans lesquelles la contingence et l’identification des processus de fabrication effective de la stratégie sont mises en avant, au détriment de l’approche de Porter, jugée encore trop déterministe.
Une nouvelle démarche a été proposée, qui s’appuie sur l’idée que les facteurs clef de succès ne préexistent pas dans l’environnement : c’est à l’entreprise de les fabriquer. L’avantage concurrentiel n’est pas à découvrir via une analyse externe, comme dans le modèle des 5 forces de la concurrence, mais à inventer grâce aux ressources et compétences mobilisables en interne, voire en externe.
On passe ainsi d’une stratégie déduite à une stratégie construite. Ce revirement de point de vue, connu sous le nom d’approche Ressources et Compétences (Resources and Capabilits ou Competence-based Competition), a été élaboré notamment par Gary Hamel (London Business School) et C.K. Prahalad (University of Michigan).
Cette perspective s’accompagne d’une redéfinition de la firme, identifiée comme l’espace de rencontre entre des ressources et des compétences, au service d’une intention stratégique. De fait, la définition et l’évaluation des ressources et des compétences estompent la distinction entre la stratégie et le management quotidien, qui apparaissent comme inextricablement mêlés.
HISTOIRES A MÉDITER
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En Roumanie, dans les années 30, le Roi Carol II a déclaré un jour à un diplomate britannique qu’avant son éviction du trône, il avait sélectionné 14 des plus brillants Roumains pour une formation spéciale au service du gouvernement.
Il en envoie sept en Angleterre et sept aux Etats-Unis pour étudier leurs systèmes politiques et économiques.
Les sept personnes qui sont allées en Angleterre étaient très intelligentes », se souvient le Roi Carol II, « et à leur retour, elles ont toutes obtenu de grands résultats » et de grands succès dans le gouvernement de Bucarest. »
« Et qu’est-il arrivé aux sept que vous avez envoyés aux Etats-Unis ? » a demandé le diplomate britannique.
« Ils étaient encore plus intelligents », a répondu le roi Carol II, « ils sont restés aux Etats-Unis ».