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6.1. L'homme qui a rejeté les Beatles

« Les groupes de guitare sont sur le point de disparaître. C’est terminé pour ces groupes avec trois ou quatre personnes avec des guitares. Ils n’existeront plus bientôt »

Ces propos qui font partie du musée des erreurs, ont été prononcés par Dick Rowe à l’occasion de l’audition des Beatles le 1ier Janvier 1962 à Londres.

Au cours des années 50, en Grande-Bretagne, le monde de la musique était dominé par un petit nombre d’agents et de maisons de disques telles Decca, EMI ou encore Phillips. Ces promoteurs de musique avaient une propension à préférer les interprètes basés à Londres, à penser que les tendances musicales britanniques devaient être dictées par les styles américains, à apprécier surtout les chanteurs solo (ou chanteur avec un groupe d’accompagnement) et à considérer mordicus que l’auteur et le compositeur doivent nécessairement être des personnes distinctes.

La popularité croissante des stars de la pop britannique était là pour renforcer leurs convictions. En effet, Cliff Richard, Tommy Steele, Adam Faith, Marty Wilde, Billy Fury  ou encore le groupe The Shadows, réunissaient tous les critères standards de l’époque.

Le 23 octobre 1961, Tony Sheridan & The Beat Brothers sortent le single My Bonnie et The Saints produit par Bert Kaempfert sur le label Polydor. Derrière le nom Beat Brothers, encore inconnu du grand public, se cachaient en réalité ceux qui allaient devenir « les Beatles » comme John Lennon, Paul McCartney, George Harrison et Pete Best (qui fut batteur des Beatles durant deux ans de 1960 à 1962, avant d’être remplacé par Ringo Starr au mois d’août 1962).

Grâce à ce single, un promoteur britannique, Brian Epstein, qui a encadré les Beatles de 1962 jusqu’à sa mort, prend connaissance des Beatles et assiste pour la première fois à l’un de leurs concerts au Cavern Club le 9 novembre 1961.

Après quelques rencontres, Epstein devient officiellement le manager des Beatles le 24 janvier 1962. Le contrat de cinq ans, qui a débuté le 1er février 1962, prévoyait une part des revenus de 10% pour Epstein qui devait aussi conseiller le groupe sur toutes les questions relatives aux effets vestimentaires, à l’apparence, à la présentation. George Harrison a dit plus tard à propos d’Epstein : « Brian nous a consacré beaucoup de temps, il voulait nous faire grandir. Il a cru en nous depuis le début »

Epstein a immédiatement commencé à contacter les maisons de disque pour prévoir des dates d’audition de ce groupe. Il a essuyé le refus d’EMI. Il a contacté Tony Barrow, attaché de presse anglais, qui l’a orienté sur Mike Smith, un assistant de département et dénicheur de talents chez  A&R Decca qui était au début des années 1960, l’une des deux plus grandes maisons de musique aux côtés d’EMI.

L’idée qu’un groupe de quatre jeunes de Liverpool défavorisés, totalement méconnus, ne possédant pas de chanteur principal, écrivant et enregistrant leurs propres chansons et conduits par un homme d’affaires local, méconnu lui aussi, sans expérience dans l’industrie du divertissement puisse connaître un succès significatif relevait de l’absurde.

Partout où il s’adressait, Epstein entendait le même message : « Les garçons n’iront pas loin, M. Epstein. Nous connaissons ce domaine. Votre affaire marche bien à Liverpool, vous devriez vous y tenir ». Brian ne se décourage pas. Il jure de les rendre « plus grands qu’Elvis ».

Epstein réussit quand même à convaincre Mike Smith d’assister à un concert des Beatles au Cavern Club le 13 décembre 1961. Smith a été tellement emballé et impressionné par la performance des Beatles et par la réaction de la foule face à leur prestation, qu’il a programmé des enregistrements d’essai pour le 1er janvier 1962 à 11 heures.

A cette époque, le Nouvel An n’était pas encore un jour férié en Grande-Bretagne. Alors qu’Epstein voyageait en train, les Beatles partaient de Liverpool à Londres, en camionnette avec Neil Aspinall, un assistant personnel du groupe, travaillant en étroite collaboration avec Brian Epstein, embarquant avec eux tout leur équipement. Un voyage de plus de dix heures, avec des conditions routières exécrables.

Arrivés à Londres, ils visitent le Trafalgar Square pour assister à la traditionnelle cérémonie du nouvel an qui se déroule dans un froid sibérien pour finalement se diriger vers leur hôtel, exténués par leur journée.

En ce matin du jour de l’an 1962,  le plus froid depuis 1887, Epstein et les Beatles se rendent aux studios Decca, situés sur Broadhurst Gardens à West Hampstead dans la banlieue nord de la capitale anglaise, accompagnés par Neil Aspinall, leur « manager » de tournée. La séance devait débuter à 10 heures mais le producteur Mike Smith arriva avec une heure de retard.

Les Beatles sont contraints de brancher leurs guitares sur l’équipement du studio, leurs amplificateurs personnels ont été jugés par Decca de qualité inferieure. La tonalité et l’ambiance qui en résultat n’étaient pas pour rassurer les membres du groupe car cela modifiait considérablement le son auquel ils étaient habitués. Ajoutons à cela la température du studio, inconfortablement basse. Tout cela rendait le groupe très nerveux, ce qui se percevait à travers leur performance.

Immédiatement après l’audition, Mike Smith était raisonnablement enthousiaste quant aux chances du groupe d’obtenir un contrat d’enregistrement. Pourtant, il faut attendre jusqu’au mois de Mars pour que Brian Epstein soit de nouveau convoqué à Londres, pour lui signifier que l’audition en question s’est soldée par un échec. À la place, ils allaient signer avec les Tremeloes, un groupe basé à Londres.

Dick Rowe  avait dit que « Les groupes de guitare sont en train de disparaître ».

PAROLES DE FEMMES

« Tout au long de ma vie, face à une décision difficile, je me demande toujours – où puis-je en savoir plus. Faites le choix d’apprendre. »

Maria Ressa. Journaliste et auteure philippino-américaine,
co-fondatrice et PDG de Rappler.

Qu’aurait-il pensé en sachant que l’enregistrement original des Beatles, qu’il a jugé très moyen, a été mis aux enchères à Londres en Novembre 2012, cinquante ans après, avec une mise à prix de 30 000 livres, soit 37 000 euros.

Qu’aurait-il pensé si on lui avait dit que les Beatles sont devenus le groupe le plus vendu de l’histoire avec plus d’un milliard de disques dans le monde. Aux Etats-Unis, ils sont l’artiste musical le plus vendu de tous les temps avec 178 millions de disques vendus. Le groupe a été intronisé au Temple de la renommée du Rock and Roll en 1988.

Et les Tremeloes me direz-vous ? (ce groupe pour lequel a opté Dick Rowe) Eh bien, ils ont eu quelques tubes mais loin, loin, très loin du succès des Beatles.

Inutile de dire que la décision de rejeter les Beatles était une erreur aux proportions épiques. Cette décision de Dick Rowe (qui n’était pas présent à l’audition) de tourner le dos aux Beatles fut considérée comme la plus grande mauvaise décision de l’histoire de l’industrie musicale. En outre Dick Rowe entra dans l’histoire avec un surnom pour la vie : « The man who turned down The Beatles » (L’homme qui rejeta les Beatles).

Comme l’a rappelé plus tard Dick Rowe : « J’ai dit à Mike qu’il devrait décider entre les deux groupes. C’était à lui de décider, les Beatles ou les Tremeloes. Il a dit: « Ils sont tous les deux bons, mais l’un est un groupe local, l’autre vient de Liverpool. » Nous avons décidé qu’il valait mieux prendre le groupe local. Nous pouvions travailler avec eux plus facilement et rester plus en contact car ils venaient de Dagenham ».

« Vous pouvez essayer de prendre la bonne décision tout le temps, mais il vaut mieux simplement prendre une décision. J’ai mal agi tant de fois, mais neuf fois sur 10, j’ai appris de mon échec. N’attendez pas quelque chose; allez-y.

Bobby Bones. Célèbre personnalité de la radio et de la télévision américaine, surtout connue pour avoir animé le Bobby Bones Show

Les Beatles ont par la suite signé pour quelques mois avec George Martin chez EMI Parlophone concurrent de Decca et sont devenus l’un des groupes les plus importants au monde. La suite, avec leur succès planétaire, tout le monde la connaît.

En réalité, personne à l’époque en dehors de Brian Epstein n’aurait pu prédire le succès futur des Beatles en dehors des Beatles. Mais si George Martin qui a entendu les mêmes cassettes de démonstration qu’ils ont enregistrées à Decca a vu le potentiel de ces garçons, pourquoi Decca n’a-t-il pas pu le voir ?

Decca a quelque temps plus tard reçu des conseils de l’un des Beatles, George Harrison, qui leur a suggéré d’accorder de l’importance à un groupe qui « montait », les Rolling Stones. Les responsable de Decca ont cette fois-ci eu l’intelligence de signer avec les Stones. Cela ne compense pas la bourde qu’ils ont faite en ne s’engageant pas avec les Beatles, mais cela montre que les responsables de Decca ont appris de leur erreur précédente.

Qui faut-il blâmer ? Est-ce la faute de la sonorisation qui était assez défectueuse, ou est-ce le groupe qui n’était pas au meilleur de sa forme. McCartney avoua plus tard : « Quand j’écoute les enregistrements, je peux comprendre pourquoi nous avons échoué. Nous n’étions pas bons. ». Contrairement à Lennon qui estime que la performance était bonne. N’est-ce pas aussi à cause du fait que la maison Decca souhaitait plutôt travailler avec un groupe basé à Londres plutôt qu’à Liverpool.

N’était-ce pas enfin les responsables de Decca qui n’ont pas ressenti les tendances musicales qui se profilaient à l’horizon ? Ce promoteur était probablement devenu un peu trop confiant dans sa capacité à prédire les grandes tendances et le potentiel futur des musiciens.

Avec une confiance excessive, il est facile de se laisser piéger dans un point de vue étriqué et de prendre des décisions basées sur des faits limités et/ou non pertinents.

Comme l’industrie de la musique, l’industrie de l’édition regorge de telles histoires. On se rappellera de JK Rowling qui vit son œuvre Harry Potter et la pierre philosophale rejetée par une quinzaine d’éditeurs. Un livre qui a maintenant été traduit dans plus de 60 langues, avec plus de 30 millions d’exemplaires vendus

Que dire aussi des romans de Stephen King dont on a pompeusement refusé le premier ouvrage : « Nous ne sommes pas intéressés par la science-fiction qui traite d’utopies négatives. Ils ne se vendent pas » lui avait-on dit.

Ne jamais rien regretter dans la vie, nous dit-on. A moins peut être de faire partie de ces personnes qui au travers de décisions absurdes ont adopté des stratégies peu prometteuses.

Que vous soyez cette personne qui a refusé d’acheter Google pour 0,0002 % de sa valorisation actuelle ou refusé de signer avec les Beatles avant qu’ils ne vendent des milliards de disques à travers le monde ou encore….vous devriez revoir votre copie.

Mais force est de reconnaître que décider est loin d’être facile. Jules Renard résume la complexité de l’exercice : «Une fois que ma décision est prise, j’hésite longuement.» 

HISTOIRES A MÉDITER

LES « OUI » L’EMPORTENT

Les difficultés rencontrées par les présidents dans la recherche d’un consensus rappellent le dilemme auquel Abraham Lincoln était confronté lorsqu’il présidait une nation divisée en deux sur la question de l’esclavage.

En 1863, Lincoln, perplexe et inquiet quant à l’avenir d’une nation en train de se désagréger, prit la décision audacieuse de prendre les choses en main, de prendre des risques et d’aller de l’avant. Il a écrit l’une des déclarations les plus profondes sur les droits de l’homme de tous les temps, la Proclamation d’émancipation.

Il apporta ces idées à son cabinet, qui ne comptait alors que six membres. Après leur avoir lu la Proclamation, il a demandé leur consensus et leur soutien. Le vote était de deux «oui» et de cinq «non».

Lincoln a annoncé le vote tel qu’il était enregistré, deux « oui », cinq « non ». Et il a dit, « les ‘oui’ l’emportent. »

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