Les jeux de pouvoir sont essentiels au bon fonctionnement d’une organisation. Ce sont eux, en effet, qui assurent le respect des mécanismes de coordination et le suivi quotidien des modes de spécialisation des tâches. Sans l’ascendance de certains niveaux hiérarchiques ou de certaines fonctions, sans légitimité de l’autorité du sommet stratégique ou des différents managers, aucune organisation ne peut correctement remplir sa tâche.
Pour autant, les phénomènes de pouvoir perturbent également le fonctionnement normal de l’organisation, et font qu’elle ne se comporte généralement pas comme ses concepteurs l’avaient prévu. Il est naturel que certains individus ou certains groupes cherchent à s’opposer aux autorités officiellement en place, voire tentent de dominer tout ou partie de l’organisation, au détriment des mécanismes de spécialisation et de coordination sensés réguler les comportements.
Ce double rôle du pouvoir, à la fois moteur et perturbateur, en fait l’un des aspects les plus fondamentaux du management. Là réside d’ailleurs la différence profonde entre le manager et le joueur d’échecs : aux échecs, les pièces n’ont pas la volonté de contester les décisions du joueur, voire l’ambition de prendre sa place. C’est une des raisons pour lesquelles il ne suffit pas d’être un excellent technicien pour faire un bon manager. Il convient également d’exceller dans l’art difficile de la politique.
« Ma relation au pouvoir et à l’autorité est que je suis tout à fait d’accord. Les gens ont besoin de quelqu’un pour veiller sur eux. Quatre-vingt-quinze pour cent des gens dans le monde ont besoin qu’on leur dise quoi faire et comment se comporter. »
Arnold Schwarzenegger
Ce qui vous attend dans cet article :
1. La notion de pouvoir
La vie en société au sein d’institutions comme la famille ou la tribu par exemple, ou d’organisations comme les entreprises, les services publics ou les établissements scolaires nécessite que les comportements des individus soient coordonnés.
Cette coordination s’impose pour la réalisation d’objectifs concrets, pour résoudre des problèmes communs ou seulement pour réduire les effets destructeurs des conflits et maintenir un minimum de stabilité des groupes afin d’assurer la pérennité de l’institution ou de l’organisation.
Les instruments employés pour la réalisation de cette coordination, imposent que les individus soient soumis à une forme d’autorité, faute de quoi ils ne respecteront ni la standardisation des procédés ou des résultats, ni a fortiori la supervision directe.
Le pouvoir, en tant que garant du bon fonctionnement des mécanismes de coordination, est donc attribué à certains individus et selon des critères déterminés par les règles de fonctionnement de l’institution ou de l’organisation.
En tant qu’attribut, le pouvoir donne à celui qui le détient la capacité d’engager des ressources matérielles, d’orienter et de contrôler les comportements des autres. Pour ce faire, il peut utiliser la contrainte de la sanction positive (récompense) ou négative (punition) ou bien se prévaloir de la légitimité de son pouvoir. Mais d’un autre point de vue, le pouvoir peut être considéré non seulement comme un attribut mais comme une relation où les individus déploient leurs stratégies propres pour en tirer le meilleur profit.
« L’autorité, le pouvoir et la richesse ne changent pas un homme ; ils ne font que le révéler »
Ali ibn Abi Talib
Nous examinerons dans ce qui suit ces deux orientations théoriques puis les formes d’exercice du pouvoir pour orienter les comportements dans l’organisation.
2. Les sources de légitimité du pouvoir
Un pouvoir est considéré légitime lorsque les personnes reconnaissent à celui qui l’exerce le droit de commander et lui obéissent. Celui qui détient un pouvoir considéré comme légitime bénéficie d’une autorité, c’est-à-dire que sa volonté rencontre l’obéissance chez autrui et a des chances d’être exécutée. Mais dans le cas contraire, le pouvoir est un attribut sans efficacité dans la mesure où son titulaire s’expose à la contestation plutôt qu’à l’acceptation et l’obéissance.
Weber distingue trois types de domination fondés sur des sources différentes de légitimation.
La validité de cette légitimité peut principalement revêtir :
- Un caractère rationnel reposant sur la croyance en la légalité des règlements arrêtés et du droit de donner des directives qu’ont ceux qui sont appelés à exercer la domination par ces moyens (domination légale).
- Un caractère traditionnel, reposant sur la croyance quotidienne en la sainteté des traditions valables de tout temps et en la légitimité de ceux qui sont appelés à exercer l’autorité par ces moyens (domination traditionnelle)
. - Un caractère charismatique, reposant sur la soumission extraordinaire au caractère sacré, à la vertu héroïque ou à la valeur exemplaire d’une personne, ou encore émanant d’ordres révélés ou émis par celle-ci (domination charismatique).
La bureaucratie telle que décrite par Weber représente un idéal type de la domination rationnelle. La hiérarchie bureaucratique exerce un pouvoir fondé sur le savoir et la compétence et selon des règles établies.
Selon lui, c’est la forme d’organisation la plus perfectible puisqu’il est dans le pouvoir des hommes d’affiner les règles, de les préciser et de les adapter à la nature de l’organisation et de ses activités, contrairement à la domination traditionnelle figée par un héritage immuable et la domination charismatique fort dépendante de la personne qui exerce l’autorité.
« Le pouvoir n’est pas du tout le contrôle – le pouvoir est la force, et donner cette force aux autres. Un leader n’est pas quelqu’un qui force les autres à le rendre plus fort ; un leader est quelqu’un qui est prêt à donner sa force aux autres afin qu’ils aient la force de se débrouiller seuls. »
Beth Revis
Cependant, la question qui reste toujours posée est celle du passage de la légitimité reconnue du pouvoir à l’obéissance.
3. Pouvoir et obéissance : l'expérience de Milgram
Frappé par les allégations des officiers nazis traduits devant le tribunal de Nuremberg, qui faisaient valoir le devoir d’obéissance pour répondre des atrocités commises lors de la deuxième guerre mondiale, Stanley Milgram mena une expérience entre 1960 et 1963 pour étudier les ressorts de l’obéissance et de la soumission à l’autorité.
Cette expérience est également présentée en détail dans le film « I comme Icare » de Henry Verneuil.
L’expérience a porté sur des volontaires recrutés par voie d’annonce pour participer à un exercice annoncé comme portant sur « la mémoire et l’apprentissage » contre une somme d’argent qu’ils pouvaient garder même s’ils n’allaient pas jusqu’au bout de l’expérience.
L’expérimentateur demandait au volontaire de jouer le rôle de « moniteur » pour apprendre à un « élève », attaché sur une chaise électrique, une liste de couples de mots (ciel-bleu, pain-grillé, poisson-frais etc.). À chaque erreur, le moniteur devait administrer à l’élève une décharge électrique d’intensité croissante allant de 15 à 450 volts.
En fait, l’élève était un acteur, comparse de l’expérimentateur. Il devait simuler la souffrance (se tordre de douleur, crier, appeler à être libéré de la chaise, puis silence de mort) alors qu’il n’y avait en fait aucune décharge, ce que le sujet ignorait bien entendu.
L’expérimentateur (Milgram ou l’un de ses assistants) était présent à côté du sujet-moniteur pour le relancer à chaque doute ou hésitation et l’exhorter à continuer « au nom de la science et de l’importance de l’expérience ».
Le but de l’expérience était de savoir jusqu’à quel point des individus normaux accepteraient de torturer d’autres êtres humains pour ne pas désobéir à une autorité.
Alors que Milgram et son équipe s’attendaient à ce que les sujets cessassent rapidement d’administrer les chocs au vu de la souffrance des « élèves » qui étaient en face d’eux, surtout qu’ils n’avaient rien à gagner ni à perdre, 65 % d’entre eux continuèrent l’expérience jusqu’au bout en administrant les décharges maximales à leurs « victimes ».
Comment expliquer cette étonnante propension à obéir du fait que l’autorité était considérée comme légitime ? La source de légitimité, dans ce cas, est la science et l’expertise des savants qui dirigeaient l’expérience.
Plus largement, Milgram explique cette légitimation par la socialisation et le conditionnement de la personne par la société : d’abord obéissance aux parents est exigée du petit enfant, puis l’obéissance aux maîtres à l’école durant l’enfance et l’adolescence et enfin, à l’âge adulte, chaque fois que l’individu entre dans une organisation structurée autour d’une autorité.
Cette explication procède de théories psychologiques dites béhavioristes ou comportementalistes car l’obéissance et la désobéissance sont associées à des stimuli positifs ou négatifs : de sécurité, affectifs ou matériels.
Elle suppose un conditionnement qui fait que, même en l’absence d’enjeux comme dans le cas de cette expérience, les individus ont du mal à désobéir.
Si cette théorie est vraie comment alors expliquer le comportement des 35 % restants de l’échantillon qui ont participé à l’expérience ? Cela tiendrait-il à des degrés différents de conditionnement ? La réponse à cette question fait appel à d’autres théories du pouvoir que nous présentons ci-dessous.
4. Les limites de l'autorité rationnelle
Là où il y a lieu de gérer, il y a lieu de coordonner entre les comportements de divers acteurs sociaux. Si le pouvoir est employé comme principal instrument d’orientation des comportements il est nécessaire pour en assurer l’efficacité de l’appuyer sur des sources de légitimation reconnues. Nous remarquons toutefois que ces sources peuvent varier selon les différentes sphères sociales (politique, communautaire, économique, domestique).
Si la domination rationnelle est la forme qui s’est imposée avec l’avènement de l’ère industrielle en Europe et a connu une remarquable diffusion à travers le monde, les autres formes d’exercice de pouvoir n’ont pas disparu pour autant. De plus chaque société privilégie une source de légitimité sur les autres et, dans le cas où elle adopte le modèle bureaucratique pour ses organisations, l’efficacité de l’administration bureaucratique dépend de sa congruence avec les spécificités du contexte culturel.
Le modèle bureaucratique comme l’a défini Weber se fonde sur la domination rationnelle ou légale, c’est-à-dire que le pouvoir exercé tire sa légitimité des lois et des règlements, donc de sources impersonnelles contrairement à la domination charismatique ou traditionnelle qui se fondent sur des sources de légitimation non rationnelles.
Théoriquement la structuration de l’organisation est guidée par trois principes :
1. L’existence de règlements définissant d’une manière relativement précise les cadres de l’action de chaque membre de l’organisation. Ceci procure à l’organisation bureaucratique la qualité de perfectibilité dans la mesure où les règlements peuvent évoluer, se préciser selon un processus d’adaptation continu aux changements intervenant dans le contexte de l’action.
2. La répartition du pouvoir se fait selon un critère rationnel en l’occurrence le savoir spécialisé sanctionné par les diplômes, les études et la formation, etc. L’expérience et les opportunités d’accès à l’information procurent cependant un pouvoir parfois supé rieur à ceux du détenteur des diplômes les plus élevés.
3. La hiérarchie est établie de sorte que plus on dispose de savoir plus on s’élève dans l’échelle des grades et plus on acquiert de pouvoir. La réciproque est également vraie dans le sens où plus on dispose de pouvoir plus on est censé détenir un degré de connaissances supérieur.
Mais comme tous les modèles définis par Weber, la rationalité de la bureaucratie n’est qu’un idéal type et son application ne vient pas nécessairement à bout des facteurs subjectifs et a-rationnels.
Bien plus, « la domination rationnelle » repose elle-même sur un système de valeurs axé sur le savoir et la rigueur de la loi. Or la valorisation du savoir tient d’une certaine philosophie qui veut que la qualité de la pensée donne droit au pouvoir et à la domination.
Ce principe cher à la philosophie allemande n’est pas partagé par toute l’humanité. Par ailleurs le savoir d’un spécialiste hissé aux postes de pouvoir s’expose à l’obsolescence.
« Le pouvoir est de deux sortes. L’un est obtenu par la peur du châtiment et l’autre par des actes d’amour. Le pouvoir basé sur l’amour est mille fois plus efficace et permanent que celui dérivé de la peur du châtiment. »
Mahatma Ghandi
Il en résulte soit une perte de pouvoir aux niveaux supérieurs de la hiérarchie au profit de spécialistes, ce que Weber n’a pas manqué de noter : « Le conseiller privé spécialisé finit le plus souvent par l’emporter sur le ministre non spécialisé dans l’exécution de sa volonté » ; soit une substitution du pouvoir de compétence au pouvoir statutaire comme l’a montré l’historien britannique Edward Palmer Thompson : « Avec l’essor de la science et de la technologie, les cadres ont perdu au profit des experts la compétence qui justifie l’autorité, mais ils ont conservé le droit de commander comme appartenant à leur rôle ».
On voit déjà que les deux préceptes du modèle bureaucratique n’ont pas résisté au test de la réalité : ni celui de la rationalité, étant donné que le fonctionnement de la bureaucratie repose avant tout sur l’adhésion à un système de valeurs, ni celui du savoir comme seule source de légitimation du pouvoir, démenti par le fait que le pouvoir statutaire peut se renforcer malgré les limites du savoir des titulaires.
Comme le note Thompson : « Le prestige attaché aux rôles est plus aisément entretenu quand les rôles d’une personne restent le plus possible dans le vague, quand on ne sait pas réellement ce qu’elle fait. En revanche, une personne dont le prestige repose sur ce qu’elle peut faire effectivement, doit lutter constamment pour l’entretenir. En d’autres termes, le statut charismatique d’allure mystérieuse est à la fois plus sûr et plus étendu que le statut fondé sur une spécialisation ».
Tout cela génère des dysfonctionnements dans l’organisation bureaucratique, même ans des sociétés où la primauté des règles et les valeurs attachées au savoir et à la spécialisation s’inscrivent dans le système culturel. Ces dysfonctionnements gagnent en ampleur lorsque le modèle est adopté par acculturation dans des sociétés où le pouvoir réfère plutôt au charisme, aux traditions et à l’appartenance sociale.
Si l’on adopte le paradigme wébérien il faudra identifier les sources de légitimation du pouvoir particulières à un contexte culturel donné pour concevoir une forme adaptée de coordination des tâches. Mais cela ne revient-il pas à privilégier le sociologique et à négliger le fait que l’individu est un être autonome et dispose de liberté ?
5. Pouvoir et stratégies individuelles
Si l’on considère que le pouvoir n’est pas seulement un attribut mais qu’il est également un processus, il apparaît entouré d’incertitudes et de changements.
En effet, le pouvoir procède de l’action, c’est donc selon une vision dynamique qu’il faut l’appréhender dans le sens où les espaces où il s’exerce, les personnes qui le détiennent, les sources de sa légitimation font constamment l’objet des remises en question et sont sources de conflits entre les acteurs.
Il est donc sans cesse négocié par les différents acteurs qu’il met en jeu, il est à l’origine de la formation de coalitions qui se font et se défont selon les enjeux en question.
Mettant en avant la liberté individuelle, Crozier et Friedberg développent un concept du pouvoir stratégique des individus agissant dans un espace organisationnel qu’ils considèrent bien loin de l’image ordonnée, stable et coordonnée « mécaniquement » par une autorité centrale.
Voici leurs hypothèses :
- Quel que soit le pouvoir qu’il subit l’individu n’est pas complètement démuni de liberté. « même dans les situations les plus extrêmes, l’homme garde toujours un minimum de liberté et qu’il ne peut s’empêcher de l’utiliser pour battre le système ».
- La conduite de l’individu face à ses supérieurs hiérarchiques n’est pas pure obéissance résultat et un acte de négociation car il dispose, lui aussi, de ressources de pouvoir (notamment la possibilité de se coaliser avec ses collègues et de mobiliser leur solidarité, sa capacité de nouer des relations hors de l’organisation, etc.).
- L’homme n’est pas seulement une main qui travaille, un cœur à la recherche de satisfaction de besoins sociaux, mais aussi « et avant tout une tête, c’est-à-dire une liberté, ou en termes plus concrets, un agent autonome qui est capable de calcul et de manipulation et qui s’adapte et invente en fonction des circonstances et des mouvements de ses partenaires ».
Partant de là, ce qui paraît fondamental dans le concept de pouvoir c’est son aspect relationnel, la possibilité qu’a un individu d’agir sur d’autres individus ou groupes d’individus.
Les auteurs définissent ainsi les caractéristiques du pouvoir :
- Le pouvoir est une relation et non un attribut.
- C’est une relation d’échange, donc de négociation.
- C’est une relation instrumentale (le pouvoir ne se conçoit que dans la perspective d’un but).
- C’est une relation non transitive (si A peut obtenir une action de B et si B peut obtenir une action de C, cela n’implique pas que A peut obtenir cette même action de C).
- C’est une relation réciproque mais déséquilibrée, un rapport de force dont l’un peut retirer davantage que l’autre, mais où, également l’un n’est jamais totalement démuni face à l’autre.
Ainsi conçu, les sources du pouvoir selon Crozier et Friedberg résident dans la marge de liberté dont dispose l’individu et, plus précisément, dans les zones d’incertitude qu’il contrôle et qui lui donnent la possibilité de rendre son comportement imprévisible pour ses partenaires.
Plus les ressources à la disposition d’un individu lui permettront de garder son comportement futur imprévisible, plus le rapport de force qui prévaudra lui sera favorable.
Le pouvoir réside donc dans la marge de liberté dont dispose chacun des partenaires engagés dans une relation de pouvoir, c’est-à-dire dans sa possibilité plus ou moins grande de refuser ce que l’autre lui demande.
Dans l’organisation, il n’existe pas toujours un parallèle entre la hiérarchie formelle d’une part, et l’étendue de la marge de liberté et des zones d’incertitudes contrôlées par les individus d’autre part.
Les zones d’incertitudes sont plus ou moins stratégiques et c’est ce caractère stratégique qui donne le plus de pouvoir à la personne qui les contrôle. Par exemple un agent de maintenance qui est l’une des rares personnes à connaître les secrets d’une machine complexe et centrale pour la bonne marche de l’atelier voit sa possibilité de négociation et son pouvoir considérablement accrus. Cela apparaît clairement en cas de panne lorsque les ouvriers de production et le chef d’atelier lui-même voient leur activité dépendre de la bonne volonté de cet agent à détecter la panne et la réparer rapidement.
L’autre exemple est celui du planton qui détient des informations sur le directeur (à quelle heure il arrive, à quelle heure il part, avec qui. etc.) dont la divulgation pourrait nuire considérablement à ce dernier. Cela lui procure un pouvoir sur ce directeur qu’il peut pousser à céder à certaines de ses demandes en échange de sa discrétion.
Par ailleurs Crozier et Friedberg considèrent que l’organisation, par son existence même, est une entité qui sécrète du pouvoir. Les sources de pouvoir correspondent, selon eux, aux zones d’incertitude particulièrement pertinentes pour l’organisation.
Elles découlent de :
- La maîtrise d’une compétence particulière, comme dans le cas du spécialiste difficilement remplaçable et qui de ce fait occupe une position avantageuse dans la négociation avec ses collègues ou ses supérieurs.
- Les relations entre l’organisation et son environnement, les appartenances sociales multiples procurent à l’individu un capital social qui lui permet de maîtriser certains segments pertinents de l’environnement organisationnel, le représentant commercial et l’ouvrier responsable syndical en sont des exemples.
- La maîtrise de la communication et de l’information. Cela donne la possibilité de marchander la diffusion ou au contraire la rétention de l’information : le cadre subalterne peut disposer d’un pouvoir sur ses supérieurs si les décisions qu’ils prennent dépendent de l’information qu’il leur fournit.
- L’existence de règles organisationnelles et leur utilisation. Cela peut paraître paradoxal car les règles sont en principe faites pour supprimer l’incertitude. Or, non seulement les règles, quelle que soit leur précision, ne réussissent pas à évacuer totalement les incertitudes, mais de plus, elles sont source de nouvelles incertitudes, mises à profit par ceux-là même dont elles sont censées réguler les comportements.
En effet, tout individu chargé d’appliquer une règle dispose en pratique de la possibilité de ne l’appliquer que partiellement selon les circonstances. Ainsi, les subordonnés peuvent marchander leur soumission aux règles.
De même le supérieur disposant de plusieurs règles peut négocier sa tolérance sur la dérogation à certaines d’entre elles pour inciter ses subordonnés à fournir un effort particulier lorsque c’est nécessaire : il peut par exemple fermer les yeux sur le respect de certains horaires si par ailleurs le travail est correctement effectué. Qu’il s’agisse d’un acteur ou de l’autre, on constate que des zones d’incertitude entourent les règles et créent du pouvoir.
Ce rapport entre incertitude et pouvoir dans l’organisation est bien exprimé par Friedberg dans un récent ouvrage : « S’il y a incertitude, les acteurs capables de la contrôler, au moins partiellement, pourront en tirer avantage et s’imposer face à ceux qui en dépendent. Car ce qui est incertitude du point de vue des problèmes est pouvoir du point de vue des acteurs ».
6. Le pouvoir indirect
On a évoqué jusqu’ici au travers des théories de légitimation du pouvoir et le pouvoir stratégique, les formes explicites d’exercice de ce dernier, associées à une autorité c’est-à-dire l’exercice d’une pression directe sur le subordonné ou le partenaire.
Or, devant la contestation de l’autorité et du pouvoir coercitif par les travailleurs et les syndicats, on observe dans les organisations de nouvelles formes d’exercice du pouvoir indirect voire insidieux, qui sont employées en vue d’orienter et/ou de contrôler les comportements.
Parmi les formes d’exercice du pouvoir indirect (c’est-à-dire sans intervention apparente de l’autorité qui l’exerce) on peut citer :
- La motivation qui consiste à aller au-devant des besoins des individus pour stimuler les comportements voulus (rémunération stimulante, intégration et reconnaissance sociales, responsabilisation, autonomie, etc.).
- La régulation des comportements par le biais de la technologie (chaîne rythmée, spécialisation).
- Le contrôle croisé d’individus mis en concurrence qui se contrôlent mutuellement. C’est une forme d’exercice du pouvoir à travers l’entretien et le pilotage des interactions conflictuelles entre des employés de manière à obtenir les effets désirés comme, par exemple, l’entretien du flou dans le partage des attributions, l’inégalité de traitement et l’aiguisement des jalousies.
- La diffusion d’une culture organisationnelle qui consiste dans le partage d’attitudes et de représentations par les membres de l’organisation ou du groupe les poussant à adopter certains comportements voulus.
- Le conditionnement psychologique : Quarante ans après sa publication, l’ouvrage de Max Pagès au titre évocateur « L’emprise de l’organisation» demeure un ouvrage d’une remarquable pertinence et d’une grande actualité pour déchiffrer et décrypter les mécanismes de pouvoir aujourd’hui. Max Pagès et son équipe (Michel Bonetti, Vincent de Gaulejac et Daniel Descendre) montrent, à partir du cas de l’entreprise IBM, que l’organisation exerce un pouvoir considérable au moyen d’un processus d’individuation qui se compose comme suit :
– la mobilité perpétuelle des employés par le jeu de la promotion et de la mutation, ce qui prive l’employé d’enracinement ;
– la compétition dans l’obscurité : d’une part la réussite individuelle est glorifiée, d’autre part, la position de chacun dans le système est tenue secrète ;
– l’anticipation des revendications par des mesures préventives des conflits pressentis ;
– le maintien de l’expression des revendications à un niveau individuel et le contrôle des formes collectives de revendication.
Le tout est soutenu par l’entretien chez l’individu d’un fort sentiment de dépendance envers l’organisation, une sorte de « régression maternelle » qui conduit l’employé à idéaliser l’organisation maternaliste et à s’identifier à elle.
7. Relations de partenariat ou relations de pouvoir ?
Au-delà des formes plus ou moins perfectionnées d’exercice du pouvoir la littérature en gestion fait état de styles de commandement qui remettent en question les principes de hiérarchie et d’autorité exercée par un acteur sur les autres membres de l’organisation.
Ce sont des formes participatives qui reconnaissent en chacun une compétence spécifique aussi importante que toutes les autres compétences en présence pour le bon fonctionnement de l’organisation.
Ces styles de commandement se basent sur le rapprochement des distances entre hiérarchies et subordonnés à travers les relations conviviales, le paternalisme, le travail sur le tas, la participation de tous au même projet, qui transforment le rôle du chef en un rôle d’animateur ou de modérateur qui conduit le groupe vers le but recherché.
Ce qui au passage, élève le statut des subordonnés à un rang de collaborateurs ou de partenaires proches du chef et responsables autant que lui de la réalisation d’un projet commun.
« Le problème du pouvoir est de savoir comment parvenir à son utilisation responsable plutôt qu’à son utilisation irresponsable et indulgente ; comment amener les hommes de pouvoir à vivre pour le public plutôt qu’à l’extérieur du public. »
John F. Kennedy
Une des variantes de ce type de leadership réside dans une sorte de renversement de rôles lorsqu’il est reconnu aux subordonnés une compétence supérieure à celle du hiérarchique et par suite le pouvoir d’orienter les décisions engageant l’organisation.
La complexité du travail qui exige des compétences de plus en plus variées et de plus en plus sophistiquées a transformé le profil des travailleurs et rend le concept de subordonné impropre dans beaucoup d’organisations.
L’enjeu n’est plus de commander en exerçant unilatéralement un supposé pouvoir, mais de stimuler la coopération de collaborateurs engagés envers un projet ou, comme l’estiment de nombreux universitaires : « Les grands leaders sont rarement les personnes les plus intelligentes de leur organisation mais ils sont disposés à s’entourer de personnes qui les surpassent intellectuellement ».
Conclusion
Les notions d’organisation et de pouvoir sont souvent associées. Dans les efforts théoriques correspondants, les domaines de phénomènes sociaux décrits ci-dessus sont donc toujours étroitement liés.
Le pouvoir est un universel de l’existence sociale. Partout où des personnes sont liées entre elles par des tâches à résoudre ensemble, les questions de pouvoir jouent un rôle central. Toute analyse sérieuse de l’action collective doit aussi placer le pouvoir au centre de ses réflexions.
Des efforts se multiplient dans la théorie et la pratique pour penser les organisations de manière fondamentalement non hiérarchique et pour placer au centre des réflexions des exemples de pratique considérés comme exemplaires dans ce contexte, en tant que réponse appropriée aux défis sociaux actuels.
On pourrait légitimement s’interroger de savoir si la dimension « pouvoir » est encore une catégorie appropriée pour décrire les organisations actuelles, compte tenu des nombreux changements structurels des organisations que nous observons depuis un certain temps déjà et qui ont été encore renforcés par le processus de numérisation.