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Comment les organisations prennent-elles leurs décisions ?

Si les décisions individuelles sont soumises à la rationalité limitée, qu’en est-il des décisions collectives ? Est-ce qu’elles amplifient ou au contraire atténuent le phénomène ? 

Il convient tout d’abord de remarquer que les décisions prises dans les organisations ne sont pas seulement des décisions en groupe. En effet, au travers  des  jeux  de  pouvoir  et  d’influence, mais aussi du découpage en fonctions ou en divisions, la décision dans une organisation ne se résume pas à une décision de groupe, mais est plus complexe.

Le décideur, individuel ou collectif, même pour des décisions quotidiennes, est inclus dans des processus organisationnels qui le dépassent et conditionnent ses choix par :

Les structures qui déterminent le pouvoir, l’information disponible, les sanctions positives ou négatives.

  • La configuration des intérêts et les jeux de pouvoir : y a-t-il accord sur le problème, les objectifs, les moyens ?
  • La culture de l’organisation : croyances, tabous, comportements valorisés et condamnés.

De fait, plusieurs théories ont tenté de clarifier le phénomène de la rationalité dans les organisations.

Ce qui vous attend dans cet article

1. L'organisation comme système d'aide à la décision

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Herbert Simon a émis l’hypothèse que la structure des organisations permet de pallier en grande partie la limitation de la rationalité individuelle en réduisant la complexité et en absorbant l’incertitude :

  • La division du travail permet de réduire la zone d’attention de l’individu à des dimensions plus facilement appréhensibles.
  • La hiérarchie évite aux subordonnés de réfléchir au bien-fondé des ordres qu’ils reçoivent.
  • Les règles, normes et procédures sont des solutions toutes faites qu’il suffit d’appliquer lorsqu’un problème se présente.
  • Les circuits d’information dispensent l’individu de la phase de recherche d’informations, et ceux qui récoltent l’information ne sont pas ceux qui l’utilisent.

Au total,  selon  cette  interprétation,  les  organisations  sont  censés  développer   une   rationalité  collective  plus  proche   de   la  rationalité  absolue  des  économistes  que  de  la  rationalité  limitée  des   individus.   Les   organisations,   et   plus   particulièrement   les   bureaucraties,   dans  lesquelles  les  procédures  sont  exacerbées,  les  tâches  strictement  définies  et  la  hiérarchie  souvent  hypertrophiée,  peuvent  donc  être  conçues  comme  des  systèmes  d’aide  à  la  décision.

2. Le comportement décisionnel des organisations

Cyert et March ont tenté de décrire le fonctionnement effectif de la rationalité organisationnelle. Ils en ont déduit que plutôt que de pallier la limitation de la rationalité individuelle, les organisations, en tant que coalitions d’individus ayant des objectifs différents présentent une série de caractéristiques qui les éloignent elles aussi de l’idéal théorique de la rationalité absolue.

Le processus décisionnel dans les organisations peut se résumer ainsi :

1. La prise de décision est déclenchée par la constatation d’un écart entre les objectifs et les informations collectées dans l’environnement grâce à des procédures d’attention standardisées.

2. Le problème identifié est fractionné en sous-problèmes (buts secondaires) que les différentes sous-parties de l’organisation doivent résoudre, suivant leur spécialité : le marketing devra résoudre l’aspect commercial, les financiers l’aspect pécuniaire, les ingénieurs l’aspect technologique, etc.

3. Chacune des sous-parties utilise des procédures routinières pour résoudre le sous problème qui lui est posé, de manière à satisfaire la hiérarchie. Ce qui par le passé a conduit au succès est reproduit, ce qui a conduit à l’échec  n’est  jamais  retenté.  L’objectif de cette recherche de solution consiste essentiellement à se couvrir vis-à-vis d’éventuelles remontrances, et à faire en sorte que la direction générale considère le problème comme résolu.

4. Si les procédures standard ne fonctionnent pas, une solution nouvelle est recherchée, mais cette capacité d’innovation ne se manifeste que sous la contrainte, elle combat les symptômes du problème et non ses causes fondamentales, et bien entendu elle est soumise aux biais cognitifs et à la perception sélective.

5. Dès qu’une solution satisfaisante vis-à-vis de la hiérarchie est trouvée, le processus s’arrête. On retrouve ici la notion de comportement séquentiel satisfacteur identifié par Simon à propos de la rationalité limitée individuelle.

6. Enfin, la solution globale adoptée par l’organisation n’est que  la  simple  juxtaposition des solutions locales proposées par les sous-parties

Il ressort de tout cela que l’organisation n’applique pas de processus décisionnels optimaux, et que sa rationalité est finalement tout aussi limitée que celle des individus, même si cette limitation prend d’autres formes.

Reste que l’on peut se demander, d’un point de vue économique, comment les organisations peuvent survivre à  un  comportement  aussi  notoirement  sous-optimisé. 

Pour  Cyert et March, les organisations peuvent se permettre cette inefficience car elles disposent toutes d’un volant de ressources excédentaires qui les autorise à ne pas modifier leur comportement même lorsque leur environnement évolue.

Ce surplus de ressources  est  appelé le Slack, terme qui désigne le « mou » dans une corde mal tendue. Il s’agit d’un surplus par rapport à ce qui  serait strictement  nécessaire  pour  maintenir  la  coalition  que  constitue  l’organisation.  Comme la couche de graisse d’un  organisme,  c’est  une  réserve  qui  permet  de  répondre  aux cas de crise et qui facilite l’adaptation à court terme.

A travers un article fondateur publié en 1956, ces deux chercheurs considèrent le Slack organisationnel comme un véritable concept. Des études postérieures ont alors montré pourquoi et comment un certain niveau de Slack pouvait aussi favoriser la performance organisationnelle.

Le Slack organisationnel fait référence aux ressources dont dispose l’entreprise au-dessus des ressources nécessaires pour répondre aux besoins commerciaux et opérationnels immédiats. Il est généralement évalué en termes de ressources financières.

Le slack peut prendre la forme de dividendes ou de salaires trop élevés (ainsi les actionnaires et les employés ne trouvent rien à redire à l’imperfection du système de  décision),  de  prix  trop bas (idem pour les  clients),  ou  de  la  croissance  excessive  des  effectifs  d’un  département ou d’une division par rapport aux besoins réels. Le Slack organisationnel est considéré comme la principale source de financement de l’innovation.

3. Décisions rationnelles, organisationnelles et politiques

On dit souvent : « le gouvernement a décidé que… », « l’entreprise a fait le choix de… ». Pourtant, il s’agit là de simplifications outrancières. Un gouvernement ou une entreprise ne décident rien. 

Ce sont leurs membres qui, par leurs décisions individuelles, le fonctionnement normal des structures ou les jeux politiques, élaborent des réponses aux problèmes auxquels ils sont confrontés.

À partir de l’analyse de la crise des missiles de Cuba – qui en 1962 a failli déclencher une guerre nucléaire entre les Etats-Unis et l’URSS, Graham Allison a dans son livre parmi les plus influents « Essence of decision », publié en 1971, proposé trois grilles d’interprétation différentes permettant de comprendre les décisions au sein des organisations :

  1. Le modèle rationnel repose sur l’hypothèse d’un décideur unique ayant pour objectif la maximisation de son profit. Le processus suivi est celui de la rationalité absolue : détermination des objectifs prioritaires en fonction de la stratégie choisie, élaboration et évaluation de propositions, sélection de la solution retenue.

Les  décideurs  sont  de  grands acteurs (le Président, les chefs d’état-major, les ministres, etc.), leurs décisions  sont motivées par l’intérêt général et des objectifs clairement définis (protéger le territoire national, éviter un conflit mondial, empêcher l’expansion du communisme ou du capitalisme, etc.), leur procédure est celle de la rationalité absolue et leur motivation l’optimisation.

  1. Le modèle organisationnel repose sur l’idée que la décision est le résultat d’une série de processus organisationnels, très proche de la vision de Cyert et March : l’organisation est composée de sous-unités, formées de coalitions d’individus et coiffées par une direction qui leur attribue des objectifs.

Les sous-unités considèrent les objectifs comme des contraintes et elles traduisent les problèmes posés pour leur appliquer des procédures standardisées. Seuls l’apprentissage ou une crise violente sont à même d’infléchir peu à peu la routine de l’organisation. Les décideurs sont donc les organisations et leurs procédures (l’armée de l’air, la CIA, la diplomatie, etc.), dont les décisions sont    motivées par l’inertie et les routines.

La rationalité consiste à fractionner le problème et à appliquer des décisions toutes faites (les diplomates veulent négocier, l’armée de l’air bombarder, les Marines débarquer et la CIA déstabiliser le régime  de Castro), le tout étant motivé par l’obtention d’un niveau de réponse acceptable par l’autorité, mais aussi par la simple volonté de remplir la tâche pour laquelle l’organisation a été constituée.

  1. Le modèle politique. Ce modèle repose sur l’idée que l’organisation est un ensemble de joueurs dotés d’intérêts et d’objectifs propres qui contrôlent différentes zones d’incertitude. Leur but n’est pas de satisfaire des objectifs communs, mais de mesurer le degré de  pouvoir  qu’il  leur  est  possible  d’atteindre  au sein de l’organisation.

Se développent ainsi des jeux de négociation et d’anticipation réciproque où les vrais objectifs ne sont jamais explicités. Les décisions sont le résultat de phénomènes politiques complexes, où ruses, coalitions, conflits et influences constituent le fonctionnement normal.

Les décideurs sont donc des acteurs individuels (les frères Kennedy, Khrouchtchev, Castro), motivés par la préservation de leurs intérêts particuliers (être réélu, s’affirmer comme le chef des armées ou le leader incontesté de la révolution), qui utilisent pour cela les conflits, les alliances et les compromis, et qui considèrent que le problème est résolu lorsqu’ils parviennent à une entente.

4. La décision collective sous pression : le syndrome du Groupthink

La pensée de groupe (ou Groupthink) est un phénomène très courant, très étudié, qui se produit dans de nombreux groupes et peut causer des problèmes et conduire à des situations peu souhaitables. Il existe de nombreuses causes de développement et un certain nombre de symptômes qui conduisent ensuite à des décisions incorrectes voire désastreuses.

L’expression groupthink a été créée en 1971 par l’américain Irving Janis (1918-1990), chercheur en psychologie, pour décrire un phénomène préjudiciable qui peut se constater dans le mode de pensée et la prise de décision au sein d’un groupe. Le choix effectué par le groupe peut donner l’illusion d’une décision pertinente et d’un accord global entre les membres alors qu’en réalité la situation n’a pas été appréhendée de façon réaliste.

Bien que nous connaissions cet aspect depuis longtemps, il existe toujours des exemples populaires de le domaine de la politique, de l’économie et des affaires dont les décisions fatales peuvent être attribuées à la pensée de groupe et prouver le danger de ce type de la « pensée en groupe ».

Pour ne citer que celui-là, l’article de Forbes « Obstacles au changement : la véritable raison de la chute de Kodak » explique que cette entreprise a souvent – car l’entreprise tenait mordicus à la cohésion de ses groupes – ignoré les avis lumineux et pertinents de certains de ses experts qui ont vu venir l’avènement du numérique.

La pensée de groupe est une forme de pensée qui met l’accent sur le maintien de la cohésion et de la solidarité dans le groupe, et ne prend pas suffisamment en compte les faits ou certaines idées pouvant être pertinentes

GUILLEMTS-VERTS

« Nous vivons malheureusement dans un monde d’entreprise où la prise de décision en groupe est faite pour éviter l’échec plutôt que pour réussir. »

Bill Cahan

Ainsi, une personne compétente prend des décisions moins pertinentes ou plus irréalistes parce qu’elle ajuste son opinion sur l’opinion attendue du groupe. Cela peut entraîner des situations où le groupe accepte des actions ou des compromis auxquels chaque membre du groupe pris individuellement pourrait sérieusement s’opposer dans des situations et circonstances différentes.

Irving Janis a montré, notamment grâce aux exemples  de  l’incapacité  des  Etats-Unis  à  anticiper l’attaque  japonaise  sur  Pearl  Harbor  (1941)  ou  du  fiasco  du  débarquement  anticastriste de la Baie des Cochons à Cuba (1961) que les groupes composés de hauts responsables, de  conseillers  ou  d’experts,  devant  une  crise  aiguë,  sont  souvent  victimes  d’un syndrome psychologique appelé Groupthink, que l’on pourrait traduire par « pensée de groupe » ou « pensée unique ».

Notre ami Wikipedia estime que « Groupthink (pensée de groupe) est un phénomène psychosociologique de pseudo-consensus survenant parfois lorsqu’un groupe se réunit pour penser et prendre une décision : le groupe se donne l’illusion de penser un problème et de parvenir à une décision pertinente alors qu’en réalité la pensée individuelle et collective est paralysée par des mécanismes nocifs de dynamique de groupe »

Le Groupthink est caractérisé par une série de symptômes :

  • L’illusion d’invulnérabilité : le groupe surestime son pouvoir et est trop optimiste et accepte des prises de risque excessives.
  • L’illusion de la rationalité et du bon droit : le groupe devient profondément persuadé de sa rationalité, de son bon droit et de sa propre moralité ; il ne se pose donc pas la question de la logique ou de l’éthique de ses positions.
  • La perception caricaturale de l’opposition : les opposants, adversaires ou ennemis sont perçus de manière stéréotypée, ce qui pousse à minimiser l’utilité de négociations et l’éventualité d’une riposte.
  • La pression sur les déviants et l’autocensure : des pressions sont exercées sur  les  membres du groupe qui formulent des objections ; la loyauté  au  groupe  passe  par  l’adoption des positions communes et les oppositions sont minimisées, jusqu’à ce que se construise une illusion d’unanimité.
  • L’apparition spontanée de gardiens : certains membres du groupe s’attribuent le rôle de protecteurs, filtrent ou censurent les informations qui pourraient remettre en cause l’efficacité des décisions ou le bon droit du groupe.

Au total, en cas de crise, les groupes composés de hauts responsables ont donc tendance à prendre des décisions extrêmement risquées, qui mènent bien souvent l’organisation à sa perte.

Ce phénomène peut être utilisé pour expliquer le naufrage du Titanic, la crise du Watergate, l’explosion de la navette Challenger ou encore la distribution à des hémophiles de lots de sang contaminés par le virus du sida, dans la plupart des pays occidentaux au milieu des années 80.

5. Comment atténuer les effets du Groupthink

Les effets de la « pensée de groupe » peuvent être réellement préjudiciables. A l’occasion de la pandémie Corona, les décisions prises par le Royaume-Uni et les États-Unis montre ce que la pensée de groupe peut faire. De la même manière, le déclin de Swissair n’a pas échappé à ce syndrome.

Cette compagnie aérienne autrefois appelée la « Flying Bank » doit ses déboires à une mauvaise gestion due à la pensée de groupe. Terminons ces exemples en citant la guerre d’Irak où de fausses preuves ont été échafaudées par le gouvernement américain et remises en question par très peu d’États. Ceux qui l’ont fait ont été décriés et diffamés dans le monde entier.

De façon générale, Il a été constaté que ce phénomène et notamment le besoin d’un accord dans le groupe peut être une réelle entrave à :

  • L’adoption d’une position critique.
  • Le désir de chercher des alternatives.
  • La possibilité d’avoir une opinion impopulaire.
  • La prise en compte de faits disponibles pour la prise de décision.
  • Le signalement des faiblesses et des sources potentielles d’erreur.

Heureusement, les organisations peuvent pour atténuer les méfaits du Groupthink, faire appel à certaines mesures préventives.

  • Il faut d’abord faire en sorte que le leader du groupe soit absolument impartial. Un leader persuasif fort, qui façonne et dirige habilement à son gré les opinions des autres est un risque réel. Par ailleurs, il ne prendra de décisions importantes qu’après en avoir discuté avec le groupe.
  • Structurez intelligemment le processus décisionnel. Afin de pouvoir prendre des décisions intelligentes, Il sera exigé au groupe de passer toujours par un processus de prise de décision.
  • Autre possibilité qui peut s’avérer utile, consiste à diviser le groupe en sous-groupes qui collectent séparément les suggestions et les présentent ensuite aux autres sous-groupes.
  • Utilisez des techniques qui réduisent la pensée de groupe. Pour pouvoir prendre des décisions appropriées, vous avez besoin d’idées alternatives. Utilisez des techniques de créativité qui libèrent des idées sans activer trop la pensée de groupe. On pourra utilement utiliser à cet effet, la méthode des 6 chapeaux d’Edward De Bono pour éviter des décisions hasardeuses.
  • Par ailleurs, chaque membre du groupe devrait avoir le rôle d’évaluateur critique pour exprimer les objections et les préoccupations.
  • Il est également important d’obtenir un avis de personnes extérieures au groupe, car, contrairement au groupe, le maintien de la cohésion n’est pas important pour elles.
  • De plus, il devrait y avoir un avocat du diable dans le groupe qui examine de manière critique chaque alternative et solution afin de découvrir les aspects négatifs.
  • Une autre possibilité serait d’organiser un vote à bulletin secret ou de demander aux membres du groupe de faire part de leurs opinions de manière anonyme, ce qui garantit que l’individu ne s’autocensure pas de peur d’être blâmé. Ce serait aussi absolument idéal si les membres du groupe ne travaillaient pas isolément.
GUILLEMTS-VERTS

« Le problème n’est pas le problème. Le problème est votre attitude face au problème. Comprenez-vous? »

Jack Sparrow

6. Au-delà de la rationalité : le modèle de la poubelle

Qu’est-ce que les organisations viennent faire avec les poubelles ? L’idée semble drôle, radicale, étrange ou totalement « trash », mais elle suggère de nombreuses opportunités. En 1972, Cohen, March et Olsen ont proposé une théorie de la prise de décision dans les organisations qu’ils décrivent comme des « poubelles » ou des anarchies organisées.

Mais d’où vient cette pensée apparemment amusante et que signifie-t-elle pour les organisations ?

À leurs yeux, les organisations ne sont pas ces machines rationnelles et orientées vers des objectifs. Car quand on regarde le comportement de nombreuses entreprises de l’extérieur, cette rationalité est difficile à reconnaître. En effet, combien de fois nous interrogeons-nous sur les décisions prises par d’autres entreprises qui nous semblent complètement incompréhensibles ou même contre-productives ?

A la suite d’une étude du fonctionnement des universités américaines, qu’ils appellent des anarchies organisées, ces trois chercheurs ont proposé un modèle original de la prise de décision dans les organisations, qu’ils appellent – humoristiquement ? – modèle de la poubelle.

Ils constatent que de nombreuses décisions sont à la fois sans surprise pour les membres de l’organisation et surprenantes pour un œil extérieur, voire inexplicables : un choix fondamental réalisé dans l’indifférence générale, des décisions unanimes prises dans l’enthousiasme et jamais appliquées, des négociations budgétaires dans lesquelles le temps de débat est inversement proportionnel aux sommes allouées, des recrutements effectués alors que personne ne le souhaitait, des contraintes particulièrement lourdes que l’organisation s’impose à elle-même sans que ce soit nécessaire, etc.

GUILLEMTS-VERTS

« Il est difficile d’imaginer une façon plus stupide ou plus dangereuse de prendre des décisions que de remettre ces décisions entre les mains de personnes qui ne paient pas le prix d’avoir tort. »

Thomas Sowel

Pour expliquer ces décisions surprenantes, Cohen, March et Olsen avancent que toute décision est le produit de la rencontre fortuite de quatre flux :

  • Les situations de choix, durant lesquelles il faut prendre des décisions (réunions, signatures de contrat, embauche, planification, etc.). Il est à noter qu’une situation de choix permet de multiples activités parfaitement distinctes du choix lui-même : remplir un rôle (celui de décideur) ou des engagements antérieurs ; définir ce qui est vérité et/ou vertu dans l’organisation en prenant des décisions « pour l’exemple » ; confirmer ou rompre des relations de confiance, d’amitié, d’antagonisme, de pouvoir ou de statut en prenant parti pour ou contre certaines décisions ; identifier son propre intérêt ; se socialiser en identifiant l’intérêt du groupe ; profiter des plaisirs liés à la participation à la situation de choix (repas d’affaires, séminaires à la campagne, etc. ).

  • Les participants aux situations de choix, qui sont des individus (pas toujours impliqués, pas toujours présents) à la recherche de décisions à prendre, afin de justifier leur statut de décideur. Il est toujours surprenant de constater combien les décisions prises lors d’une réunion sont très fortement corrélées aux personnes présentes, et singulièrement à celles qui étaient absentes.

  • Les problèmes en suspens, qu’ils soient internes ou externes à l’organisation. Certains participants sont des apporteurs de problèmes : quel que soit le sujet de la réunion, ils exposent les mêmes soucis. Certains problèmes sont d’ailleurs tellement transversaux (la globalisation, les taux de change, le poids des charges sociales, etc.) qu’ils peuvent être soulevés lors de n’importe quelle situation de choix, alors que leur solution n’est pas à la portée de l’organisation.

  • Les solutions toutes prêtes, en quête de problèmes à régler. Comme pour les problèmes, certains participants sont des apporteurs de solution. Ils souhaitent appliquer une réponse qui leur tient à cœur (par exemple le dernier outil de management à la mode, comme en leur temps la direction par objectifs ou le reengineering), et sont donc à la recherche d’un problème sur lequel ils pourront plaquer leur solution.

Ainsi, une décision est prise lorsque par hasard, lors d’une situation de choix, un participant apporte un problème et un autre une solution, sans qu’il y ait nécessairement concordance entre le premier et la seconde. Les décisions sont prises par inadvertance, par défaut ou par conjonction accidentelle d’intérêts.

Il est clair que le modèle de la poubelle s’écarte résolument du paradigme de la rationalité absolue, mais aussi des modèles organisationnels (les problèmes sont résolus par des routines) et politiques (les problèmes et les solutions sont négociés). Ici, c’est l’anarchie qui règne, à l’intérieur des occasions de choix définies par les structures.

Pour iconoclaste qu’il soit, ce modèle explique pourtant des phénomènes aussi courants dans les organisations que :

  • Les solutions à la mode, pour lesquelles on trouve toujours des problèmes (que bien entendu elles ne règlent pas).
  • Les « serpents de mer », problèmes récurrents et jamais résolus (car les solutions apportées ne corrigent au mieux que les symptômes, et non les causes).
  • Les décisions prises sans que personne ne l’ait souhaité, simplement parce qu’il le « fallait bien » décider quelque chose.
GUILLEMTS-VERTS

« Quand il n’y a pas de décisions intelligentes, je suppose que vous n’avez qu’à choisir la décision stupide que vous préférez. »

Carte Orson Scott

Quoiqu’il en soit, le modèle de la poubelle incite les décideurs à rester modestes et à ne pas utiliser des outils trop lourds, tels que la planification ou les systèmes informatiques d’aide à la décision. Lorsque de telles techniques sont utilisées, c’est le plus souvent pour donner un vernis rationnel à  la  prise  de  décision  réelle,  qui  s’apparente  plus  au  ramassage des poubelles (c’est-à-dire à  la  collecte  désordonnée  des  problèmes  et  des  solutions)  qu’à  une démarche rigoureuse.

Conclusion

Les gens prennent en permanence des décisions en groupe. Nous décidons dans quel restaurant aller avec un groupe d’amis, quel match de football mérite qu’on s’y rende ou quel film regarder en famille. Parce que les décisions de groupe sont si courantes, nous ne pensons souvent pas aux défis uniques qui les accompagnent.

Cependant, lorsque les enjeux deviennent plus importants, lorsqu’il s’agit de prendre une décision quant au choix d’un projet d’investissement, d’une décision ayant trait à une éventuelle augmentation de salaire de milliers de travailleurs, une approche plus prudente s’impose.

Des décisions difficiles sous la pression du temps peuvent conduire à des résultats désastreux et parfois irréversibles. De plus, les dirigeants doivent prendre des décisions dans un environnement en constante évolution et de plus en plus complexe. Ils sont conscients que leurs décisions ont un impact direct sur le devenir de l’entreprise, sur sa pérennité, sur l’avenir de milliers de travailleurs. Cela les paralyse davantage

Les décisions collectives sont des questions complexes. La recherche scientifique a donc du mal à expliquer comment elles se produisent. Il n’est pas rare qu’elle renonce d’emblée à tenter de rendre compte de la complexité du phénomène décisionnel et se contente de modèles simples, qui ne prétendent même pas représenter la réalité.

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